La télévision publique comme rempart

Alors que les patrons des réseaux de télévision publique canadiens estiment qu’ils auront dans le futur un rôle de rempart face au flot de contenu américain qui se déverse sur le territoire, certains créateurs et observateurs estiment toutefois que l’état actuel des choses est loin d’être idéal.

Télé-Québec et l’UQAM avaient organisé jeudi une journée de discussion au Centre Pierre-Péladeau sous le titre « Télévision publique — se donner les moyens ».

En après-midi, quatre chefs de chaînes de télévision publique québécoises et canadiennes ainsi que le patron du diffuseur public suisse en sont venus à la conclusion que leurs antennes auront un rôle de plus en plus important au fur et à mesure que les géants de la diffusion en ligne prendront de l’importance.

« Je crois que la télévision publique a un rôle à jouer dans notre société, et qu’elle deviendra de plus en plus essentielle dans un monde où les forces numériques sont des forces d’homogénéisation et d’américanisation », a lancé Lisa De Wilde, présidente-directrice générale de l’ontarienne TVO.

Présent à distance via une diffusion Web, le directeur général de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR), Gilles Marchand, a témoigné de l’importance de la télévision publique. Le financement de la SSR vient d’ailleurs de passer un important test populaire par voie de référendum. « Plus le monde se connecte, s’internationalise, plus notre ancrage est important, a-t-il dit. Et plus on va ancrer notre différence dans nos valeurs, nos créations […] plus on se légitimise. Mais la question qui se pose, c’est : est-ce qu’on veut vivre dans un magasin où on veut choisir ce qu’on achète, ou bien dans une société où on veut partager des choses ? »

Aux yeux du vice-président principal de Radio-Canada, Michel Bissonnette, le diffuseur public est là « pour oser, essayer des choses, se permettre des ratés ». Et aussi créer de nouveaux formats d’émissions au lieu de repiquer ceux créés à l’international. M. Bissonnette s’est félicité par exemple de voir l’idée originale 1res fois, avec Véronique Cloutier, devancer le format Face au mur, diffusé à TVA.

Financer différemment

Si le financement annuel des réseaux de télévision publique pouvait être efficace à une époque où les changements se faisaient plutôt lentement, les patrons de la télévision présents au colloque ont tous sonné l’alarme. La technologie bouge si vite — et s’y adapter coûte si cher — que l’idée de savoir quels seront les budgets disponibles quelques années à l’avance semble une approche incontournable.

« Le financement, c’est le nerf de la guerre, souligne Marie Collin, p.-d.g. de Télé-Québec. Mais c’est à recommencer chaque année, il faut revoir les gouvernements, les ministres qui changent souvent, il faut toujours convaincre de la pertinence de notre mandat, de notre impact. »

TVO reçoit des dons privés, mais le modèle n’est pas applicable à tous. Et les Netflix de ce monde ont beaucoup plus d’argent que les joueurs québécois ou canadiens. « La bataille va être féroce, résume Michel Bissonnette, de Radio-Canada. Le budget de l’émission The Crown est de 100 millions pour 10 heures de télévision. C’est l’équivalent pour nous de 365 jours de télé. On ne pourra jamais concurrencer pour ce qui est de l’argent, et il y a des limites du point de vue de la créativité. Il faut faire plus de partenariats sur notre territoire, mais aussi explorer la francophonie dans le monde, et avoir l’ambition de faire rayonner [nos émissions] à l’extérieur du pays. »

Des lacunes

Si l’aspect souvent dit « nouveau » des technologies Web, présentes depuis pratiquement 20 ans, a été raillé à quelques reprises en matinée lors de la table ronde sur les identités nationales à l’ère du numérique, ses participants ont souligné certaines lacunes de la télévision publique actuelle.

« Je considère qu’on doit nourrir intellectuellement notre place publique de manière beaucoup plus affirmée. Il faut être à la pointe et ce n’est pas ça que je vois, je suis assez critique de notre production, a lancé le cinéaste Hugo Latulippe, aussi président de l’Observatoire du documentaire. Je vois que mes enfants ont déserté la production québécoise, ils ne la connaissent pas. Je leur nomme des artistes québécois, des films québécois et ils n’en ont aucune idée. La communication est un peu rompue avec eux, ils s’alimentent sur des plateformes étrangères, parce que c’est là qu’ils trouvent les contenus qui les nourrissent. »

Catalina Briceño, du Fonds des médias du Canada, a souligné quant à elle que dans l’« hyper-offre » de contenus, les productions locales souffrent d’un problème de découvrabilité.

Il y a là un enjeu légal épineux, d’autant que ce sont des « oligopoles qui mènent le Web », d’ajouter Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal et chroniqueur au Devoir. « Les algorithmes régulent la façon dont se passent les choses, et la question qui se pose, c’est comment les instances publiques devraient intervenir pour encadrer ce type de processus qui fonctionne selon des prémisses qui ne sont pas très transparentes. »

Hugo Latulippe estimait par ailleurs que la télévision publique doit être meilleure dans un rôle paradoxal : « S’intéresser aux niches, créer des objets singuliers, mais être rassembleuse. » Bref, se reconnaître avec des produits uniques. « Le défi est là. »


Article de Philippe Papineau paru dans Le Devoir

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