État de Radio-Canada : réflexion de Pierre Maisonneuve

Nous publions ici un texte de notre ancien collègue journaliste Pierre Maisonneuve paru dans le magazine Forces en septembre.

La rentrée à la télévision de Radio-Canada

 

Septembre 2017

Rentrée scolaire, rentrée médiatique ! Les deux se ressemblent. J’ai toujours aimé la nouveauté d’un retour à l’école : les retrouvailles dans la cour de récréation, les nouveaux compagnons, l’odeur de l’école toute propre, la découverte de ma classe, de mon enseignant. Une nouvelle aventure qui commence. Facile, quand on aime l’école !

J’ai retrouvé la même frénésie à chacune des quarante années de rentrées successives à Radio-Canada : les collègues, la même équipe ou la nouvelle selon l’affectation à la radio ou à la télévision, les nouvelles, les actualités ou les affaires publiques, reporter, intervieweur, animateur, rédacteur en chef… Et surtout, vivre au quotidien les surprises de l’information. Avec, en prime, la routine des rendez-vous habituels ou les nouveautés à l’antenne de la SRC ou chez les concurrents.

Depuis mon départ à la retraite, en 2012, je vis la rentrée médiatique de loin et avec un brin de nostalgie. Difficile de tout suivre dans l’hypermarché des communications, de tout absorber au restaurant-minute des médias.

Cette année, la rentrée d’ICI Radio-Canada provoque chez moi plus que de la nostalgie : un pincement au cœur, une profonde inquiétude.

Pour la première fois de son histoire vieille de 65 ans, la télévision généraliste de notre société publique ne produira directement aucune des émissions de grande écoute en soirée à part les rendez-vous de l’information et l’émission de service Entrée principale de fin d’après-midi. Les producteurs privés, par la volonté de nos gouvernements successifs, libéraux ou conservateurs, ainsi que des organismes subventionnaires et de contrôle, soit le CRTC, Téléfilm Canada, le Fonds de télévision et la Sodec, ont la main haute sur le contenu des programmes de la télévision publique.

Et cette évolution s’est produite dans l’indifférence presque totale de la population. Comment est-ce possible ?

 

Juillet 1952

Je viens d’avoir dix ans. J’habite à Sainte-Anne-des-Plaines, au nord de Montréal. Un beau petit village. Aujourd’hui, on y abrite un pénitencier fédéral à sécurité maximum. L’été est beau. Plus de soleil que de pluie et des températures qui dépassent souvent les 30 degrés…

Ce soir-là, un vendredi je crois, il y a foule devant l’église, mais les villageois regardent ailleurs, attirés par un événement qui se déroule en face dans une grande maison. Curieux de nature, je me faufile vers la porte d’entrée. Personne ne m’en empêche. Et j’entre.

Une lueur m’attire dans la pénombre. Je vois là, au salon, pour la première fois de ma vie, comme tous les adultes autour de moi, la toute première émission de télévision présentée par Radio-Canada pour les rares personnes qui ont déjà acheté un téléviseur : un match de baseball des Royaux de Montréal qui se déroule au stade De Lorimier. Il s’agit d’un test pour vérifier la fiabilité du système avant la grande ouverture officielle du 6 septembre 1952.

Trop jeune pour en mesurer toute l’importance, je suis en train de participer à un grand moment historique qui va changer notre vie.

 

Construire Radio-Canada

Tout est à inventer, découvrir, adapter. Pendant plusieurs décennies, des milliers d’artisans, réalisateurs, techniciens, animateurs, journalistes, auteurs, musiciens, chanteurs, artistes, déploient un travail colossal pour construire Radio-Canada.

Parmi eux, Raymond David a été l’un des plus grands responsables du réseau français de Radio-Canada. Voici ce qu’il disait de la SRC en 1995 : « Radio-Canada a joué un rôle de ferment culturel […], de consolidation de l’identité canadienne-française et québécoise […]. On ne pense pas seulement aux émissions culturelles, comme les téléthéâtres, L’heure du concert, ou à ces émissions d’information […], du Format 60 avec Pierre Nadeau, du Point de mire de René Lévesque, mais aussi de ces émissions dites populaires […], ces téléromans. Tout à coup, nous avions un spectacle qui était le nôtre […]. La télévision, c’est une œuvre collective […], que ce soit un éclairagiste, un preneur de son, une maquettiste, un ensemblier, un décorateur, une script assistante, tout est là, rassemblé, conjugué, pour arriver à cette image que nous recevons, nous, simplement, candidement, comme si elle tombait du ciel. »Les plus jeunes ne peuvent s’imaginer l’ampleur des changements provoqués par la radio et la télévision dans tous les domaines : culture, éducation, langue, économie, science, arts visuels, théâtre, littérature, musique, chanson, sport…

Avec l’avènement de la télévision de Radio-Canada, il y a eu l’exposition universelle de 1967, les Jeux olympiques d’été de 1976, une ouverture sur le monde qui a permis à la société québécoise de franchir de grands obstacles. Radio-Canada a été l’étalon-or de tous les grands changements sociaux des 75 dernières années. La Révolution tranquille au Québec en est la preuve.

Mais ça, c’était hier !

 

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Quelle est la place de Radio-Canada dans notre univers médiatique en pleine transformation, qui nous permet de présenter au monde notre culture, ce que nous sommes ? Radio-Canada nous appartient. Nous en sommes tous propriétaires. Pourtant, il est difficile pour nous de comprendre ce qui s’y passe, car les véritables décisions, très complexes, sont prises derrière des portes closes. Et trop d’entre nous sont indifférents devant une telle situation.

Ce ne sont pas les milliers d’emplois perdus à CBC–-Radio-Canada qui ont ameuté l’opinion publique ni les importantes compressions budgétaires au profit des producteurs privés qui empêchent notre diffuseur public de respecter sa mission originale.

C’est la fermeture du « costumier » de la Maison de Radio-Canada à Montréal, le plus grand magasin de costumes et d’accessoires d’Amérique du Nord, qui a fait descendre des milliers de personnes dans la rue en 2014. Quelques mois avant les dernières élections fédérales, dans la plupart des régions du Québec, des groupes de citoyens ont manifesté pour leur service public.

Mais l’histoire du costumier n’est que la pointe de l’iceberg, la goutte qui a fait déborder le vase. Les gens ont compris que la vente du costumier, cela voulait dire aussi : plus de costume, plus d’atelier de décors, d’entrepôt d’accessoires, de salles de répétition, de régie centrale, adieu les studios 42, 43, 44… et plus de comédiens, quand on ne produit plus dans ce qui fut le plus grand centre de production télévisée chez nous.

À l’automne 2014, le patron du réseau français du moment, Louis Lalande, déclarait devant les retraités de Radio-Canada qui, durant des décennies, avaient consacré leur vie de travail à la mission de notre diffuseur public : « On ne peut plus produire à l’interne ». C’était sa façon de justifier les pertes d’emplois et la vente de la grande Maison de Radio-Canada, le passage au statut de locataire dans une petite Maison où l’on se contenterait d’un seul grand studio multi-plate-forme.

On le sait maintenant, le vaste emplacement de Radio-Canada à Montréal a été vendu à des intérêts privés qui construiront la petite Maison où Radio-Canada sera locataire. La vente a rapporté 42 millions à la SRC, qui devra payer 282 millions pour se loger en vertu d’un bail de 30 ans.2

Désormais, la grille de la télévision de Radio-Canada est remplie d’émissions produites ailleurs, par d’autres, des producteurs privés. Des émissions qui appartiennent à leurs producteurs. Cela signifie aussi que les archives restent la propriété des producteurs privés, qui sont lourdement subventionnés à même les fonds publics : crédits d’impôts fédéraux et provinciaux, le Fonds canadien de télévision, la Sodec. Des archives d’émissions pour lesquelles nous avons payé, mais qui nous échapperont.

Aujourd’hui, les producteurs privés sont nombreux. Ils sont un jour animateurs d’émission ou chroniqueurs, un autre jour, ils deviennent producteurs, titre multiplié par cinq ou six selon l’émission. Des gens qui servent plus d’un client à la fois, d’un réseau à l’autre, d’une plateforme à l’autre. Les émissions d’Aetios, Avanti, Zone 3, etc., peuvent se retrouver partout. Et il y a parfois confusion des genres : une vedette de V, comme Éric Salvail, produit sous Salvail & Co Les échangistes pour Radio-Canada. Où réside sa loyauté, si ce mot a encore un sens ? D’autres multiplient les emplois à titre d’animateur ou de chroniqueur. On se reçoit mutuellement, toujours les mêmes invités, comme s’il n’y avait plus aucune concurrence d’un média à un autre, d’un réseau à un autre.

Aujourd’hui, sous prétexte de changements dans les habitudes des consommateurs, on multiplie les plateformes : Radio-Canada Première, Radio-Canada Télé, ICI ARTV, Explora, le WEB, TOU.TV. Une vedette a même son réseau à elle, VÉRO.TV. Radio-Canada–CBC devient un holding commercial où la notion de service public semble devoir se limiter au service de l’Information. Et encore, les infos n’ont pas échappé aux importantes compressions budgétaires et on y voit de plus en plus de commentateurs venus d’ailleurs ou d’anciens politiciens qui s’y recyclent en commentant l’actualité, comme si quelques années sur une banquette de député à Québec ou à Ottawa faisaient d’eux des experts capables de nous éclairer sur la menace nord-coréenne ou tant d’autres dossiers complexes. Nous sommes à l’ère du paraître.

Qui pourra protéger le service de l’Information à Radio-Canada de la convoitise des marchands de tapis ?

Avant les dernières élections fédérales, les pressions populaires au Québec et en Acadie ont amené les partis d’opposition à faire des promesses. Les libéraux de Justin Trudeau ont promis d’annuler la dernière compression du gouvernement de Stephen Harper. Élus, ils ont tenu parole en octroyant à la SRC 650 millions de dollars étalés sur une période de cinq ans.

Mais ils n’ont rien changé à la haute direction de Radio-Canada. Les membres du conseil d’administration nommés par les conservateurs sont encore là. Le PDG de CBC–Radio-Canada, Hubert T. Lacroix, poursuit son plan qui prévoit encore d’importantes réductions, soit -20 % des effectifs pour 2020. Pour faciliter son travail, il est parvenu à pousser vers la sortie son vice-président, Sylvain Lafrance, et son directeur général de l’information, Alain Saulnier. Deux hommes qui ont fait carrière à Radio-Canada, qui font partie de son histoire.

Le nouveau grand patron du réseau français de la SRC, Michel Bissonnette, est un des cofondateurs de Zone 3, l’un des plus importants producteurs privés qui fournit des produits à l’ensemble des médias télé. On dit beaucoup de bien de lui, mais quelle est sa marge de manœuvre face à son PDG qui, depuis près de dix ans, procède au démantèlement de Radio-Canada ?

Pendant plusieurs décennies, Radio-Canada a été l’université populaire la plus importante pour une population en mal d’éducation. L’est-elle encore ? Si oui, pour combien de temps ?

Un des anciens présidents de Radio-Canada, Pierre Juneau, s’inquiétait déjà en 1995 de l’avenir de notre service public : « Il y a tellement de facteurs qui fragilisent ce genre d’institution, et […] parmi celles qui sont le plus fragilisées, pour ne pas dire menacées, il y a sûrement Radio-Canada […] On pense que, parce que les nouvelles technologies vont nous permettre deux cents chaînes, cinq cents chaînes, on va pouvoir faire soi-même son programme […], qu’on n’aura plus besoin d’un organisme comme Radio-Canada… C’est faux ! Les organismes comme Radio-Canada vont devenir de plus en plus nécessaires dans le monde actuel. »3

C’était il y a vingt-deux ans. Aujourd’hui, qui s’en préoccupe ?

 

Pierre Maisonneuve
Journaliste, retraité de Radio-Canada
Ex-porte-parole de Tous amis de Radio-Canada


1 Propos de Raymond David lors du lancement du livre d’un retraité, Magella Robichaud, Radio-Canada, mon lieu de travail. Bulletin Liaison des retraités de Radio-Canada, mars 1995, vol. 7, no 44, p. 3.

2 CBC/Radio-Canada. « Rapport financier du premier trimestre 2017-2018 », p. 43. La vente a été conclue le 27 juillet 2017 et a rapporté environ 42,2 millions de dollars en espèces.

Le bail conclu avec Broccolini pour l’occupation de la nouvelle MRC est d’une durée initiale de 30 ans et prévoit un engagement de 281,4 millions de dollars. Il entrera en vigueur en janvier 2020, à la livraison de l’immeuble.

3 Propos de Pierre Juneau tenus lors du lancement du livre d’un retraité, Magella Robichaud, Radio-Canada, mon lieu de travail. Bulletin Liaison des retraités de Radio-Canada, mars 1995, vol. 7, no 44, p. 5.

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